Se souvenir de l'holocauste

Soulèvement du ghetto de Varsovie

Mit Gewalt aus Bunkern hervorgeholt, auteur inconnu (source)

Je ne me rappelle pas à quel moment de ma vie j'ai appris l'existence de l'holocauste, le seul génocide industrialisé de l'histoire de l'humanité. Je sais que je ne l'ai pas appris en premier à l'école, mais je ne saurais dire si cette connaissance provient d'un documentaire à la TV, d'une discussion avec mes parents ou de feu ma grand-mère paternelle, ou encore d'un livre.

Je crois me souvenir qu'à l'école, j'ai fini par comprendre que j'en savais plus que la plupart de mes camarades sur la seconde guerre mondiale, et sur les événements qui se sont produits en Europe entre 1930 et 1960, sans savoir ni pourquoi ni ce que cela voulait dire. J'avais, à l'époque, internalisé les conversations et tous les documentaires sur le sujet, et cela faisait parti de l'Histoire de ma famille et de ce qui était "normal" pour moi : l'holocauste était un fait aussi véritable que les saisons, la souffrance du peuple polonais pendant la seconde guerre mondiale une évidence. Ce n'étaient des sujets ni de controverses ni choquant, qui ne laissaient aucune place à une quelconque remise en question.

Je me souviens notamment d'un documentaire concernant les pilotes polonais ayant participé à la défense de l'Angleterre dans l'armée de l'air. Une rapide recherche sur le site de l'Imperial War Museums [1] pourra vous en dire plus :

Polish airmen in these squadrons participated in practically all RAF operations in the European theatre of the war. Their contribution to the war against Nazi Germany was significant, although achieved at a very heavy price. The 1,903 personnel killed are today commemorated on the Polish War Memorial at RAF Northolt.

Mon père avait insisté pour que nous regardions ce documentaire. Aimant l'Histoire et curieux depuis le plus jeune âge, je l'avais regardé avec une déférence toute religieuse. Non pas que ce sujet là me passionnait en particulier, il était plutôt question d'observer une habitude ancrée dans les traditions familiales : voilà une part de l'Histoire qu'il est important de connaître, et surtout, qu'il est important de ne pas oublier.

Un jour, je suis tombé sur des carnets de ma grand-mère, écrit en polonais et que je ne pouvais donc pas comprendre. Observant les dessins et croquis qu'elle avait ajouté au cours du temps, j'ai dit à mes parents quelque chose comme "en fait elle dessine bien, elle aurait pu être une artiste". Je ne me rappelle plus depuis longtemps des mots exacts que nous nous sommes échangés, mes parents et moi. Ils m'ont parlé de ce qu'avait vécu ma grand mère pendant la seconde guerre mondiale, le sort de cette Pologne prise entre des voisins totalitaires et meurtriers, mais aussi son éducation stricte et les choix qui lui avaient été imposé, expliquant, entre les lignes, l'éducation que je recevais de mon père.

Mon grand-père n'est pour moi qu'une image floue. Je n'ai de souvenir de lui que les conversations de mon père et les photos sur le manteau de la cheminée. J'ai de vagues notions de sa fuite de la Pologne, chassé par les russes, de ses pérégrinations dans des camps de prisonniers pendant la guerre, puis son installation en France. Ces souvenirs là, ainsi que son chapeau [2], sont tout ce qu'il me reste de lui.

Le hasard fit qu'une partie de ces récits est liée à des problèmes de harcèlement que j'ai subit à l'école : mon père me raconta un jour que ses camarades de classe, non contents de l'insulter parce qu'il était polonais, avait crevé les pneus de son vélo. Pour la première fois [3] de ma scolarité je me suis reconnu dans le récit d'un adulte. Mon histoire personnelle semblait comprise et connectée à celle d'un autre (mon père), rendant mon expérience et mes émotions légitimes et véridiques. C'était des histoires de xénophobie, de la peur de l'étranger, de la violence des uns et de la souffrance des autres.

Jusqu'à récemment je n'avais pas réalisé à quel point ces récits n'avaient pas que façonné ma perception du monde et de l'Histoire du XXème siècle. Ils sont une partie de moi aujourd'hui, de qui je suis, et de comment je perçois les autres. Ils ont façonné mon empathie pour l'autre, forgé la reconnaissance que j'ai de la souffrance des autres face au racisme et à la xénophobie. [4]

Je ne suis pas inquiet d'oublier la première guerre mondiale. Elle a son lot d'innovations horrifiques, et l'échelle du conflit était sans précédent pour le monde. Ce n'est cependant qu'une guerre du passé. Un exemple de plus des folies guerrières et de la cruauté des logiques militaires. Je ne veux pas oublier la seconde guerre mondiale, je ne veux pas oublier le nazisme, le fascisme, le totalitarisme de l'URSS, le génocide des juifs, des gays, ou des Roms. Pourtant je sais que je ne peux pas tout savoir, tout commémorer, tout retenir. Ce n'est pas grave, je ne suis pas seul, personne n'a à se souvenir de tout. Ce qui compte, c'est que collectivement, nous nous souvenions de ce qui s'est passé.

L'un de mes amis discute parfois avec moi de l'antisémitisme en France et dans le monde. Il me permet de ne pas oublier et d'être attentif. Je réalise en écrivant cela que le devoir de mémoire pèse plus sur la vie des uns que sur les autres. Certainement moins sur mes épaules que sur celles des autres en tout cas. Le devoir de mémoire est une drôle de chose. Ce n'est pas seulement se souvenir, c'est plus que ça. C'est rappeler aux gens et les informer. C'est enseigner à l'école, c'est partager les récits des survivants, les connecter aux récits d'aujourd'hui. C'est accepter de laisser la parole aux opprimés, et de les écouter.

La mémoire seule ne suffira pas à se souvenir de l'holocauste.

Notes

Sur le même sujet, je vous invite à regarder cette excellente vidéo Remembering With A Twist (de la chaîne Youtube Ladyknightthebrave), qui parle d'un film que j'ai adoré et que je vous conseille de voir. Cette vidéo a largement contribué à inspirer ce texte, et je vous recommande le visionnage de ses vidéos.

[1]The Polish Pilots Who Flew In The Battle Of Britain
[2]C'est un très beau chapeau, cela dit.
[3]Ou devrais-je dire la seule ?
[4]Et par extension et dans une certaine mesure, face au sexisme, à l'homophobie, la transphobie, et bien d'autres discriminations et oppressions.